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21 février 2011 1 21 /02 /février /2011 12:58

La problématique de l’œuvre

  

 


Précautions méthodologiques :

-                     Ce cours s’appuie sur le « Ve Traité : Le chant des Sirènes » de La Haine de la musique de Pascal Quignard.

-                     Il est aussi destiné à faire le lien entre la séquence sur l’Odyssée et la séquence sur Quignard.

-                     Il donne des éléments culturels complémentaires qui ne sont pas directement exploitables pour l’étude de Tous les matins du monde.

 

 

-          L’œuvre Tous les matins du monde est liée à la mythologie antique à travers le mythe d’Orphée et le motif de la descente aux Enfers. En ce sens, on peut voir un lien entre cette œuvre et la précédente, l’Odyssée : sans être la reprise de l’Odyssée, le récit[1] de Quignard interroge certaines des questions de l’épopée, et entretient un rapport allusif, quoique étroit avec les grands mythes gréco-romains.

-          En premier lieu, avec la question du chant. La problématique de l’œuvre s’exprimerait ainsi : Tous les matins du monde est-il un livre sur la musique ? L’œuvre poserait-elle la question : qu’est-ce que la musique ? Pascal Quignard se dit « écrivain du silence ».  Pourtant, une bonne part de sa production littéraire est consacrée à la musique, au chant, à la voix : Tous les matins du monde, La haine de la musique, Le nom sur le bout de la langue, etc.

-          Or, l’auteur, dans La Haine de la musique, explore le thème de la musique en partant tout d’abord du chant XII de l’Odyssée, et en en interrogeant le sens. Tous les matins du monde constituerait-il donc une autre façon d’explorer la musique, à partir d’un exemple du XVIIe siècle ?

 

I- Une œuvre sur la musique ?

 

Rappelons pour mémoire que la théorie la plus répandue sur la nature et l’origine de la musique lie cette dernière à la construction mathématique du monde. C’est l’interprétation que livre généralement l’antiquité gréco-latine, et on la retrouve jusque dans la pensée chinoise. L’école pythagoricienne en a donné l’interprétation la plus claire en faisant de la musique l’expression du rythme du monde, de la structure du cosmos[2]. C’est pourquoi elle est l’œuvre des dieux ; c’est pourquoi la lyre a été inventée par Hermès avant qu’Apollon ne s’en empare.

Même si on est très loin de l’interprétation que propose Pascal Quignard, il est à noter que cette conception renvoie aussi au pouvoir curateur de la musique, par laquelle l’âme pourrait réentendre un chant lointain, aux harmonies célestes, qui paraît gouverner le cosmos, c’est-à-dire remonter à son origine première. Il y a là un point de convergence avec la quête de l’originel, centrale dans Tous les matins du monde.

 

1.1 ) La musique : un acte civilisateur ?

 

Première hypothèse sur la problématique de l’œuvre, et nous allons suivre les pas de Pascal Quignard, et le parcours[3] qu’il nous propose dans le Cinquième traité de La haine de la musique, intitulé « Le chant des Sirènes[4] » : dans l’Odyssée, le chant paraît former pour une part la ronde humaine. Cela semble être l’idée de l’Odyssée. C’est le propre de la civilisation, et il n’y a que les hommes, au premier rang desquels les Phéaciens, pour écouter les chants psalmodiés de l’aède Démodocos. Les monstres du monde archaïque et merveilleux n’écoutent, eux, que leur ventre. L’aède, chez les Phéaciens, intervient lors de banquets, et ses chants font partie des réjouissances. Le propre de la civilisation est de pouvoir s’écarter un instant des besoins immédiats des animaux et des monstres[5], pour écouter les grands récits de la guerre de Troie, ou plus généralement de la mythologie. Or, on pourrait penser que le XVIIe siècle est particulièrement bien choisi pour illustrer l’idée d’une musique civilisatrice : c’est le moment où la musique devient une œuvre politique, à la gloire du monarque (cf. cours sur la musique au XVIIe siècle). Cependant, Pascal Quignard a choisi de traiter non cette musique officielle, celle du pouvoir et de la cour, mais une musique plus intimiste, en marge du pouvoir, la musique de chambre, et même dans la musique de chambre, l’exemple le plus privé, celui de Sainte-Colombe. De fait, pour Pascal Quignard, la musique dans son essence, n’a absolument pas le rôle civilisateur que l’Odyssée lui prête. Il y a là opposition entre les deux œuvres. Le choix de Sainte-Colombe, comme figure du refus (du pouvoir, du monde, du siècle) est révélateur de ce point de vue : « Vous avez découvert qu’elle n’est pas pour le roi » dit Sainte-Colombe à Marin Marais, au chap. XXVII.

 

1.2 ) Un chant qui attire hommes et dieux dans la fable

 

Le chant de l’aède possède un savoir supérieur, parce que rendu aveugle, il est désormais inspiré par la Muse, qui connaît tout. En ce sens, contrairement aux autres récits, les chants de l’aède sont des chants de vérité. Ainsi, Démodocos possède le savoir des dieux, des hommes et du monde : savoir de la guerre de Troie dont il raconte la ruse du cheval, et savoir mythologique avec les amours d’Arès et d’Aphrodite. Ce chant de vérité est propre à attirer les dieux, comme le souligne Alcinoos, s’interrogeant sur la venue de l’étranger : les dieux viennent partager la table des Phéaciens, sans aucun déguisement. Cette attirance des dieux pour le chant, Pascal Quignard la souligne dans La haine de la musique, p.169. Au chant de Démodocos fait écho le chant des sirènes, au chant XII, qui lui aussi promet un savoir universel. Cependant, Pascal Quignard montre que cette attirance des dieux de la fable pour la musique humaine n’est que seconde : elle correspond à une étape de mythification d’une réalité antérieure, sur la musique, qu’il faudrait donc redécouvrir.

 

1.3 ) La musique : une domestication ?

 

De fait, Pascal Quignard semble corroborer cette idée que la musique appartient essentiellement à l’humain, même s’il ne s’agit pas chez lui de ronde civilisatrice : la musique dompte les rythmes biologiques, jusqu’à la danse (p.180). Mais c’est en même temps un éléments de domestication : les hommes sont hommes lorsqu’ils échappent à leur rythme biologique, à leurs besoins pour suivre un autre rythme. Ils entrent de fait dans un même comportement social. C’est pourquoi la musique et le chant sont opposés dans l’Odyssée au domaine du sauvage, caractérisé en premier lieu par les cris, les aboiements ou la voix caverneuse et effrayante des monstres. A l’inverse, on peut avoir une image négative de cette domestication, au chant X : Circé, après avoir attiré les compagnons d’Ulysse par son chant, les transforment en porcs, animaux domestiqués. Il en est ainsi du chant des femmes (Calypso par exemple), qui peut représenter une séduction (le chant des sirènes est envoûtant) et un piège. P.171, Pascal Quignard insiste sur la domestication de la musique, par laquelle on s’approche de ce qu’est pour lui réellement la musique.

 

1.4 ) La musique comme prédation

 

Mais Pascal Quignard refuse l’aspect civilisateur de la musique. Pour lui, la musique est acte de prédation : c’est la chasse de l’autre, par l’imitation de ses propres cris : p.168. En ce sens, les Sirènes, au chant XII, constitueraient un conte inversé, une revanche des oiseaux sur les hommes : p.165-169, p.178. Les oiseaux, qui étaient chassés par les appeaux des hommes, produisent à leur tour un chant qui attirent les hommes et les font mourir. Cette interprétation du mythe permet d’expliquer la présence de la cire, véritable glue avec laquelle les hommes attrapait les proies, et les ossements : ossements des cavernes, ou des nids de ces oiseaux revanchards. La musique n’est donc pas une ronde civilisatrice, mais une ronde prédatrice. En ce sens, le chant est avant tout un leurre, un artifice, p.177.  Le chant est un appât. Le chant des sirènes convoque les hommes fascinés et leurs âmes. De fait, n’est-ce pas ce qui se passe au sein du couple de Madeleine et Marin Marais ? Madeleine fascinée par la musique de Marin Marais, et en premier lieu par « La Rêveuse » se laisse dessécher et mourir dans un jeu dont elle s’est fait la proie et la victime. « La vie est belle à proportion qu’elle est féroce, comme nos proies » lui dit Marin au moment de la quitter (chap. XVIII)

 

1.5 ) La musique comme acte de Mort

 

Pascal Quignard donne cependant une autre signification au chant des sirènes. Les sirènes seraient la version grecque des « bâ » égyptiens, souffles de l’homme aux portes de l’enfer (p.174). Les « bâ » étaient ces souffles qui attiraient l’homme dans le monde des morts (p.172-173). Ainsi, l’épisode des sirènes du chant XII ne ferait que prolonger la descente d’Ulysse aux enfers au chant XI. On peut voir dans cette attirance de l’homme pour la musique soit une mort symbolique – l’attirance passe alors par le travestissement, et la ressemblance et la musique permet une union narcissique avec soi-même, une régression hors de la vie pour se contempler soi-même : les sirènes ne proposent-elles pas un simulacre qui raconterait sans fin à Ulysse ses propres exploits ? L’homme fasciné par cette ressemblance avec lui-même se perd alors dans cette contemplation narcissique de soi-même et en oublie de vivre, il se perd dans sa propre histoire. Ulysse ne peut en fait résister au chant des sirènes, symboliquement, que parce qu’il a renoncé, dans ce parcours initiatique à son identité ancienne de héros guerrier – (p.181) soit la mort réelle, comme le suggère l’épisode des sirènes (p.181). Ceci est beaucoup plus difficile à comprendre : Pascal Quignard place au cœur de la musique, l’union d’Eros (du désir : mais de qui ? ou de quoi ?) et de Thanatos (la mort, qu’on peut décliner comme la perte de soi, l’oubli de soi, l’attirance morbide, la mort réelle).

C’est cette jonction d’Eros et de Thanatos qu’il faut comprendre au sein de la musique, ce pouvoir à la fois de création et de perdition mortifère que l’œuvre pose. A la fin du chapitre sur le chant des sirènes, Pascal Quignard affirme vouloir remonter à la source de la musique, voir ce qui se joue dedans, ce qui s’y cache, ce qui nous y attire (p.182). Il semble qu’il faut retenir pour problématique de l’œuvre ce qui se joue dans la musique, et qui produit cette union d’Eros, du désir, et de Thanatos, de la mort. Le problème est posé d’emblée dans Tous les matins du monde : « Au printemps de 1650, Madame de Sainte-Colombe mourut. […] Monsieur de Sainte Colombe ne se consola pas de la mort de son épouse. Il l’aimait. C’est à cette occasion qu’il composa le Tombeau des Regrets. » (chapitre premier, lignes 1-5 !). Or, Sainte-Colombe, véritable figure orphique, appelle la morte par « Le Tombeau des regrets » et connaît la tentation de se précipiter à son tour au devant de la mort. « Je crois qu’il faut laisser un verre aux morts » dit Marin Marais dans le chapitre final.

 

Poser la problématique n’est pas y répondre. C’est comprendre le problème, la question que pose l’œuvre toute entière, et à laquelle elle répond partiellement. Mais cette réponse ne peut être donnée qu’au fur et à mesure de la lecture linéaire du texte, en comprenant ce qui se joue dans le récit et l’écriture même.

 

II – La problématique des origines

 

2.1 ) Le langage et la musique

 

Pascal Quignard ne confond pas ce qui se joue dans la musique et ce qui se joue dans le langage. Une réponse un peu trop facile serait en effet « le silence ». C’est l’hypothèse que fait Marin Marais et que Sainte-Colombe rejette aussitôt (p.78 de l’édition Folio Plus). Car Pascal Quignard montre aussi que la musique est ce qui retranche du langage, les éléments négatifs qui ajoutent à la phrase des éléments qui la nient. Ainsi, on peut commencer à comprendre ce qui se joue dans le choix de Sainte-Colombe de préférer la musique au langage. L’origine de la musique lui semble ainsi aller plus loin que l’origine du langage, parce qu’elle lui préexiste : on a chanté avant de parler ! Pascal Quignard note la souffrance qui se joue dans la musique : Ulysse en entendant l’aède se couvre la tête d’un voile et pleure, au chant VIII. Pascal Quignard note la souffrance de ce qui se joue dans le langage : le langage retranche l’être, sépare : Ulysse au chant 5 sur son promontoire (lingua en latin !) s’avançant vers la mer, culture s’avançant dans la nature et disant ce qui en retranche. Mais la musique retranche même du langage. Elle est le pouvoir de mort qui appelle les hommes et les détruit : l’arc d’Ulysse au moment où il se tend pour massacrer les prétendants (aux chants XXII et XXIII) produit un doux son qui fascine et met à mort[6](cf.p.36-37).

 

2.2 ) L’originel infantile

 

La recherche de Pascal Quignard dépasse cependant le cadre propre de la musique, tout en s’incarnant particulièrement en elle. Au début de La haine de la musique, l’auteur rapproche ainsi, mais sans les confondre, la musique, le bruit et le langage. Ainsi donc sa quête irait bien au-delà de ce qui se joue dans la musique. Elle est recherche de ce qui se joue aussi avant le langage, avant le chant, avant le bruit, de ce que Pascal Quignard nomme une « nudité sonore », de ce qui fut avant le langage, l’articulation, de ce qui reste caché au fond de nous sous le « linge » des bruits que nous faisons : « quelques sons et quelques gémissements plus anciens », ce que les linguistes, après Lacan, appellent du nom de « lalangue », cet état premier de l’être humain, avant l’acquisition du langage, où le « bébé » ne fait pas encore la différence entre lui-même et le monde. Le langage, en nommant les choses (la mère, le sein de la mère, puis le reste) est un acte de séparation d’avec le monde, la fin d’une fusion bienheureuse, une « chute » du paradis, pour reprendre une interprétation théologique (p.13). Mais il est à parier que la recherche de Pascal Quignard va bien au-delà de cette recherche de l’état premier de l’homme à sa naissance, recherche qui reste à la fois linguistique et psychanalytique. C’est aussi la recherche de l’originel[7] tout entier, de ce qui est au-delà du caractère fini, éphémère et daté de nos expressions, quel que soit leur mode. En ce sens, Pascal Quignard parle aussi de ce qui se joue sous le langage, avant lui, et le choix d’un personnage malhabile au langage, Monsieur de Sainte-Colombe, est significatif, de même que le choix d’une écriture essentiellement fragmentaire, trouée, elliptique et en litote. On peut rapprocher cette quête de l’objet du conte Le nom sur le bout de la langue, dont toute l’intrigue est constituée par la recherche infernale (au sens propre du terme) du nom perdu, le tailleur devant descendre plusieurs fois aux enfers pour retrouver le nom que ne retient pas celle qu’il aime (Eros et Thanatos, encore…). La quête de l’originel, de l’état premier, n’est-ce pas ce vers quoi tend Marin Marais à la fin de l’œuvre : « Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l’ombre des enfants. Pour les coups de marteaux des cordonniers. Pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière. »

 

 

 

Pascal cherche ce qui se joue dans le langage, la musique, et ce qui lie les deux, le chant. Il y a à chaque fois souffrance et dépossession. Mais ce qui se joue dans le musique semble prévaloir, être antérieur à tout le reste, Eros certes mais aussi Thanatos, attirance et pouvoir de mort. Le récit que propose ici Pascal Quignard pose d’emblée ce problème et y répond partiellement, peu à peu, à travers l’exemple réinventé de Sainte-Colombe et de ses élèves, et la quête de l’originel.

 

 

 

 

 

Quelques citations sur la musique

 

 

« De la musique avant toute chose. »

Verlaine, extrait de L'Art poétique

 

ñ    « La musique est une mathématique sonore, la mathématique une musique silencieuse. »

Edouard Herriot

 

 

ñ    « Il y a de la musique dans le soupir du roseau ; il y a de la musique dans le bouillonnement du ruisseau ; Il y a de la musique en toutes choses, si les hommes pouvaient l'entendre. » Lord Byron

 

 

ñ    « La musique, c'est du bruit qui pense. »

Victor Hugo, extrait des Fragments

 

 

ñ    « La musique est dans tout. Un hymne sort du monde. »

Victor Hugo, extrait des Contemplations

 

 

ñ    « Le but de la musique devrait n'être que la gloire de Dieu et le délassement des âmes. Si l'on ne tient pas compte de cela, il ne s'agit plus de musique mais de nasillements et beuglements diaboliques. »

Bach

 

 

ñ    « Toute musique qui ne peint rien n'est que du bruit. »

Jean le Rond d' Alembert

 

 

ñ    « Quelques personnes, si l'on en croit Racine le fils, prétendent que Lulli, chargé de mettre en musique l'idylle du grand Racine sur la paix, trouva dans la force des vers une résistance que la poésie de Quinault ne lui avait pas fait éprouver. »

Jean le Rond d' Alembert, Eloges

 

 

ñ    « La musique est peut-être l'exemple unique de ce qu'aurait pu être - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées - la communication des âmes. »

Marcel Proust, extrait de La Prisonnière

 

 

ñ    « La musique c'est la négation des phrases, la musique c'est l'anti-mot ! »

Milan Kundera

 

 

ñ    « Ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu'ils ont reçu un cerveau, une moelle épinière leur suffirait amplement. »

Albert Einstein, extrait de Comment je vois le monde

 

 

ñ    « Notre époque ne fait plus de musique. Elle camoufle par du bruit la solitude des hommes en leur donnant à entendre ce qu'elle croit être de la musique. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Précisons qu’à ce stade, le terme de « récit » est employé à titre de commodité, mais il faudra interroger le genre de l’œuvre, son écriture, et pour une part en quoi elle est transgénérique.

[2] Cf. Image issue du traité de Robert Fludd, de 1617.

[3] Parcours régressif puisque Tous les matins du monde date de 1991 et La haine de la musique de 1996. Les références de pages correspondent à l’édition Folio, 2010.

[4] Cf. le découpage du texte fourni en cours.

[5] Cours final sur l’Odyssée comme grand modèle littéraire et culturel et sur l’interprétation d’Héraclite et de La Fontaine de l’épisode de Circé.

[6] Ulysse rejoint ainsi les figure d’aèdes, alors qu’il n’était que conteur ! A utiliser pour une question sur le chant, l’aède, ou les figures de conteurs.

[7] On rejoint là la définition pythagoricienne de la musique !

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9 janvier 2011 7 09 /01 /janvier /2011 18:37

I – La mise en place de la situation initiale

Séance 3                                          L’ouverture du roman

Chapitre premier

 

Ce chapitre 1 constitue l’incipit du roman. A ce titre, il reste en soi assez traditionnel puisqu’il campe les personnages principaux, les lieux, le temps, le contexte. Les personnages principaux sont ici Monsieur de Sainte Colombe et ses deux filles, Madeleine et Toinette. De ce point de vue, le choix d’Alain Corneau sera radicalement différent. On voit immédiatement que Pascal Quignard a voulu insister sur le personnage de Sainte Colombe, sur sa vie et son art, Marin Marais n’apparaissant qu’au chapitre 8. Alain Corneau, au contraire, débute son film par Marin Marais et centre son propos non sur le personnage de Sainte Colombe en lui-même, mais sur le couple, la confrontation du maître et de son élève, et le personnage de Sainte Colombe est essentiellement vu à travers les yeux de Marin Marais qui raconte son histoire. Il y a donc ici un changement d’intérêt et de perspective qu’il faut retenir. (Q° sur les différences entre les deux œuvres, ou sur les personnages). Dans la mesure où Marin Marais n’apparaît qu’au chapitre 8, et que l’action ne commence véritablement qu’à ce moment-là, la mise en place, très longue, de la situation initiale, se poursuit donc du chapitre 1 au chapitre 7.  Il faudra aussi comprendre ce parti pris de lenteur, et de présentation. Les lieux sont la demeure de Sainte Colombe, près de la Bièvre, pas trop loin de Paris mais à la campagne. Les occupations sont la musique et une vie quotidienne simple. Le temps est plus duratif. Il faudra en analyser la composition et les effets de celle-ci. Toutefois, cet incipit pose le problème de la nature du texte, de son écriture et de sa finalité. Il met en effet en place à la fois une écriture originale, qui renouvelle les canons du genre romanesque, et nous parle de beaucoup plus que des personnages en eux-mêmes et de leur vie. (Q° sur l’originalité de l’écriture romanesque de Pascal Quignard) Nous verrons en quoi il s’agit tout d’abord paradoxalement d’une ouverture en forme de disparition, puis en quoi ce texte est une ouverture en forme de tableau, et enfin, en quoi l’auteur nous invite d’emblée à une quête des origines.

 

I – Une ouverture en forme de disparition

 

Même s’il s’agit ici d’un incipit qui nous renseigne sur l’essentiel pour comprendre l’action future, son écriture est cependant originale : elle ne correspond en effet pas à la volonté d’explication, et de liaison dans la narration qui sont les canons du genre romanesque tel qu’il a été mis en place par le XIXe siècle.

 

1.1 ) Une écriture de la litote

 

La litote consiste, comme figure de style, à dire peu pour suggérer beaucoup. On connaît l’exemple célèbre de Chimène dans Le Cid : « Va, je ne te hais point ». (à expliquer)

Phrases simples, affirmatives : refus de la caractérisation (peu ou pas d’adjectifs ni de compléments du nom, ni de relatives descriptives) : des phrases grammaticalement simples. Economie volontaire de moyens.

Refus des descriptions : on ne nous décrit ni la maison, ni les personnages. Quelques notations seulement, pour dire ce qui est présent. Refus de l’explication narrative.

  Style d’une « tendre majesté » : pas de termes valorisants ou dévalorisants, pas de recherche stylistique.

→ On est dans la concision, celle d’une notice biographique, qui note les principaux éléments pour camper les personnages et leur vie, sans plus de recherche. En réalité, ce chapitre n’a pas le style, volontiers subjectif, d’une biographie, mais suit plutôt la neutralité historique du récit de vie.

→ Pascal Quignard a choisi d’écrire selon le principe de la juxtaposition, de la parataxe : les phrases sont juxtaposées et aucune ne s’enchaîne par un lien logique. Il applique en ce sens le principe de la déliaison : le refus des chevilles syntaxiques, de l’écriture volontairement continue, qui est celle de la plupart des narrations, au prix d’une invraisemblance puisque la liaison créée par la narration est un pur artifice qui ne correspond à rien de réel. Cette écriture produit une impression de fragmentation du discours : même si nous sommes bien dans une narration, avec des paragraphes, la narration ne s’enchaîne pas logiquement, selon une logique continue. On a plutôt l’impression d’une narration qui progresse par association d’idées ou d’images : ainsi, par exemple, de la ligne 15 à la ligne 27, on passe de l’argent à l’enseignement ; le terme « engouement » mène à l’idée de réputation de Sainte Colombe. Mais ce glissement narratif par association d’images proches peut créer des effets de surprise, dans une esthétique qui est aussi celle de la littérature du XVIIe siècle ; (cf. l’esthétique de la surprise de La Fontaine, mise en évidence par P. Dandrey) : on se promène dans les canaux de cette narration en découvrant de brusques perspectives sur des aspects inattendus : à la ligne 18, on passe brusquement des leçons de musique à la composition du personnel de la maison. Puis, alors qu’on en attend plus sur ce personnel, on passe à Monsieur de Bures. La phrase, lignes 23-24, semble annoncer une description du personnage. Or, le lecteur a la surprise d’enchaîner avec les leçons de musique, données non par M. de Bures, mais par Sainte-Colombe lui-même. Un simple « Celui-ci » assure ce brusque virage de la narration, sans le recouvrir totalement. Le lecteur est ainsi trompé dans ses attentes, et surpris par cette esthétique de l’imprévu.

→ De fait, le principe de la déliaison accroît l’attente du lecteur, son désir de savoir et de comprendre, mais aussi son émotion. La narration de Pascal Quignard offre des trouées, des perspectives sur l’inconnu, le silence, et, en n’enfermant pas le lecteur dans une narration qui lui impose tout et le rang entièrement passif, lui suggère qu’il y a autre chose à entendre. La litote, ici, provoque un accroissement de l’émotion par le désir du tout qu’elle fait naître. Ainsi les statues mutilées de l’Antiquité nous paraissent toujours plus belles parce qu’elle ouvre notre perception sur un idéal, que la forme entière n’aurait fait qu’indiquer, voire que singer. Ainsi, la narration de Pascal Quignard ouvre sur l’idéal. De fait, le lecteur peut ainsi compléter le texte selon ses propres perceptions et intuitions. A la ligne 4, le lecteur est ainsi libre d’interpréter la juxtaposition des phrases et l’expression « C’est à cette occasion » : simple rapport de concomitance, ou rapport de cause à effet. M. de Sainte Colombe compose-t-il le Tombeau des regrets par amour de sa femme ? ou à cause du deuil ? La narration ne décide pas. De même, en refusant l’explication, Pascal Quignard laisse son lecteur libre de conjecturer sur les mobiles des actes de Sainte Colombe : à la ligne 39, pourquoi vend-il son cheval ? Par volonté de ne plus voir personne, de s’enfermer dans son deuil, comme le suggère les lignes 47-48 et 50, par remord de ne pas avoir été chez lui au moment de la mort de sa femme, comme le suggère la phrase suivante, ligne40-41, dans une tentative désespérée pour rattraper le passé ?

→ On peut noter enfin le choix d’un vocabulaire simple, voire minimaliste, mais toujours culturel, ie renvoyant à cet univers culturel du XVIIe siècle : « société qui fréquentait Port-Royal », « les lettres », « les chiffres », « l’histoire sainte »[1]

 

1.2 ) Une écriture de l’ellipse

 

Cette narration ne propose pas qu’une écriture fragmentaire. Elle est véritablement trouée par un événement originel, qui n’est pas raconté : la mort de Mme de Sainte Colombe. On ne la voit que déjà morte, après coup : ligne 2 et ligne 46. Le point de vue interne qu’adopte à la ligne 46 la narration, provoquant une restriction du champ de vision à celui de M. de Sainte Colombe suggère le trop tard par la vision de la femme déjà en habit mortuaire. Cette scène primordiale n’est donc pas racontée parce que M. de Sainte Colombe ne l’a pas vécue. Le point de vue interne dit le remord de Sainte Colombe (l.39-41) et suggère sans le dire son désir désespéré de revenir à cette scène initiale, véritable traumatisme originel et fondateur. Or, toute la narration se construit sur ce manque initial, ce non-dit, en y revenant à plusieurs reprises : la mort de Mme de Sainte Colombe est d’abord significativement en position initiale dans le texte (tout commence par là, et la narration aussi, ce qui en fait un événement fondateur), puis la narration y revient l.34-37, et encore l.40-47. Au lieu de chercher à creuser cette scène originelle, la narration la dit tout en l’installant dans le silence. Ce qui est dit concerne ce qui est autour de cette mort, l’extériorité banale des choses qui vient entourer ce manque, ce non-dit comme un « linge » qui n’arrive pas complètement à le masquer : ainsi, au lieu de la mort de Mme de Sainte Colombe, on a celle d’un ami de M. Vauquelin, dont tous les éléments disent l’effacement de la mort au profit de détails insignifiants : double médiation tout d’abord puisque le mourant n’est pas un proche, mais l’ami d’un ami mort, puis signes d’extériorisation de la mort et comme de négation de celle-ci : « un peu de vin de Puisey et de musique », et enfin choix de l’euphémisme « éteint ». Il y a donc doublement négation de la mort de Mme de Sainte Colombe, d’une part par la substitution d’une autre mort, et ensuite par l’effacement même de cette seconde mort au profit de tous les éléments qui disent au contraire la vie. Qu’on compare ainsi cette « scène écran » avec « Ma mort », dans La haine de la musique, où l’essentiel de ce qu’est la mort ne veut plus être masqué par tous les bruits de la vie. Ici, on est dans une extériorité absolue : le personnage n’a pu assister à la mort de sa femme, n’a pu la vivre, empêché qu’il était par une autre scène, dérisoire, et assiste à des signes extérieurs de deuil : « Sa femme était […] entourée de cierges et de larmes ». L’emprisonnement dans l’extériorité ouvre sur la quête de cet événement originel.

 

1.3 ) Un texte qui figure la disparition

 

Non seulement, le texte s’ouvre sur cet événement fondateur du récit et de la musique, la mort de Mme de Sainte Colombe et le désir de la femme morte, mais le texte approfondit la disparition. On a un personnage qui fait le vide autour de lui : l.15 : on parle des élèves de Sainte Colombe ; l.47-48 : Sainte Colombe ne voit plus personne. L. 39 : il vend son cheval ; l.50 : il ne va plus à Paris et s’enferme chez lui. Il se retranche même de la vie de ses filles, qui sont surtout élevée par Guignotte → Terme d’ « encombrement », l.59-60. Il se retranche de la maison et préfère sa cabane au fond du jardin : l.54 et suivantes.

Dans ce retranchement, ce qui se joue, c’est déjà l’obsession pour la morte : l.34-37. En fait, le texte, dans son caractère discontinu et fragmentaire mime ce ressassement, cette obsession, par l’ostinato introduit par l’écriture pour la morte : on y revient constamment.

 

On a donc une ouverture caractéristique de l’écriture de Quignard : écriture discontinue, fragmentaire, qui applique le principe de la déliaison et laisse percevoir plus qu’elle ne dit. En ce sens, on est à l’opposé de l’écriture continue et explicative du roman réaliste du XIXe siècle.

 

II – Une ouverture en forme de tableau[2]

 

2.1 ) Une exposition et non un récit

 

On est frappé par le fait qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un récit au sens où nous l’entendons comme suite d’actions prises en charge par un personnage. C’est plutôt une fresque sur la vie de Sainte Colombe et de sa famille. Quignard ne nous dit que le strict nécessaire pour nous faire comprendre la situation.

 

2.2 ) L’effet de tableau

 

Ce qui domine, c’est l’usage de l’imparfait, qui s’applique ici aussi bien aux descriptions qu’aux actions. Or, cet usage de l’imparfait met tous les éléments sur le même plan. Aucun n’est distingué comme un événement de premier plan, par le passé simple par exemple. Quand il y a un passé simple, l’action n’est pas pour autant mise en valeur, car soit le verbe est à la forme négative (l.47-48 : La phrase dit l’absence d’actions), soit il ne s’agit pas d’actions à proprement parler : « s’enferma », « se consacra ». L’effet de tableau est ainsi renforcé par le refus de l’enchaînement chronologique, qui distingue les actions : la première date est le printemps 1650, mais c’est déjà du passé pour les personnages. Il faudra comprendre pourquoi le récit ne commence pas à la date de la situation des personnages, mais dans une antériorité première. A partir de la ligne 29, la précision sur l’âge des fillettes indique qu’on est vraisemblablement en 1653. Mais aux lignes 38-39, on est en 1652, et à partir de la ligne 41 et jusqu’à la ligne 47, on est le jour de la mort de Mme de Sainte Colombe, en 1650. Si, à la ligne 51, on nous indique une période qui va sur « des années », à partir de la ligne 52 et vraisemblablement jusqu’à la fin du chapitre, on se situe durant l’année 1650, en été et à l’automne. Le temps est donc flou, duratif, portant sur au moins les trois années qui ont suivi la mort de Mme de Sainte-Colombe, et Pascal Quignard ne veut pas donner l’impression d’une chronologie d’événements, mais bien plutôt l’impression d’un tableau où tous les éléments sont présentés sur le même niveau.

On est ainsi frappé par l’impression d’immobilité : immobilité de la description d’un paysage immuable, immobilité donnée par la valeur durative et répétitive des actions. Le narrateur nous peint donc un tableau immobile et silencieux. → refus de l’action comme la chasse (l.14-15). → tableau d’une vie paisible et contemplative : chant, musique dans la cabane, contemplation du jardin, personnage taciturne et ne bougeant jamais. Les ellipses temporelles en disant le vide de l’existence renforcent cette impression d’immobilité.

 

1.3 ) Un tableau par touches

 

Cependant, là encore, il ne s’agit pas d’une longue description savamment composée comme celles de Balzac. La vision se fait elle aussi fragmentaire, par touches : quelques notations sur la vie campagnarde (le jardin, la Bièvre, la cabane), sur la domesticité Guignotte, M. de Bures. Quignard dessine en quelques touches un univers mignard et enfantin autour des deux fillettes par le choix d’un vocabulaire affectif et enfantin : « les petites », « les leçons », « jeux », « petites filles », « papotaient ». Quignard arrive à dessiner avec une très grande économie de moyens : esquisse portant cependant une large vision : ainsi, sans qu’on s’en rende compte, il y a une expansion de la vision dans le deuxième paragraphe : maison → jardin → la Bièvre → rive de la rivière → barque qui permet d’aller sur la rivière → terre du Berry → forêts qui surplombent la vallée.

 

L’écriture de Pascal Quignard rend ainsi paradoxalement une impression de silence et semble mimétique de l’immobilité des tableaux. (Q° sur la parole et le silence chez Pascal Quignard ; Q° sur l’importance de la peinture dans l’œuvre (tableau peint à la demande de SC, écriture comme tableau, influence de la peinture du XVIIe siècle, reprise d’un univers proche de la peinture du XVIIe siècle dans le film !).

 

III- Une ouverture qui ouvre la quête des origines

 

3.1 ) L’origine du récit

 

Ce texte pose à l’origine du récit la mort de Mme de SC, et le désir inassouvi de SC pour la morte. Evénement fondateur que la fusion d’Eros et de Thanatos, fondateur de la musique puisque c’est pour la mort de sa femme que SC compose un morceau « Le Tombeau des regrets ».

 

3.2 ) Une gageure : parler de la musique

 

En fait, écrire sur la musique est une gageure : c’est mettre des mots, ie du bruit et du silence, sur…du silence (on n’entend pas la musique dans un livre !). (Q° : comment PQ traite-t-il de la musique dans son œuvre ,) Le film fait entendre pour une part la musique de MM et celle de SC. Mais pas l’œuvre qui porte pourtant sur elle. Il faut donc trouver des moyens détournés, littéraires, pour faire entendre une musique qu’on ne peut faire écouter. → insiste sur le rapprochement de la musique et de la voix humaine (l.71-72) : annexion paradoxale de la musique aux mots (cf. citation de Milan Kundera).  → usage de saynètes : l’enfant qui dessine, l’homme qui prie. Mais Quignard dit aussi beaucoup plus à travers ces exemples : ce qui se joue dans la musique n’est pas seulement le bruit du monde. C’est aussi le souffle de l’homme (qui se fait entendre dans le plaisir, la concentration, la prière, les pleurs, le « bâ » de l’homme, la « psuchè » qu’il faut aller chercher au fond de l’homme, et que la musique fait entendre (cf. 5e traité de La haine de la musique). En ce sens, la musique exprime aussi les grandes émotions fondamentales de l’âme humaine.

 

 

Dans cette ouverture se joue donc tout d’abord l’écriture de Pascal Quignard, elliptique, discontinue, fragmentaire, ouvrant sur autre chose, le non-dit, le silence. Mais c’est aussi une ouverture tableau qui marque par son immobilité et sa qualité picturale quoique fragmentaire. Mais au-delà de l’exemple des personnages, Pascal Quignard part aussi à la découverte de ce qui se joue en profondeur dans la musique, l’union du désir et de la mort, l’expression du souffle de l’homme, de sa Psyché, qui se fait entendre à travers ses émotions fondamentales.

 



[1] Cf. l’importance de l’érudition et de la culture, en particulier du savoir livresque, jusque dans les récits de Pascal Quignard.

[2] Il faut y songer si il y a une question sur la peinture : l’écriture elle-même est peinture !

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