La problématique de l’œuvre
Précautions méthodologiques :
- Ce cours s’appuie sur le « Ve Traité : Le chant des Sirènes » de La Haine de la musique de Pascal Quignard.
- Il est aussi destiné à faire le lien entre la séquence sur l’Odyssée et la séquence sur Quignard.
- Il donne des éléments culturels complémentaires qui ne sont pas directement exploitables pour l’étude de Tous les matins du monde.
- L’œuvre Tous les matins du monde est liée à la mythologie antique à travers le mythe d’Orphée et le motif de la descente aux Enfers. En ce sens, on peut voir un lien entre cette œuvre et la précédente, l’Odyssée : sans être la reprise de l’Odyssée, le récit[1] de Quignard interroge certaines des questions de l’épopée, et entretient un rapport allusif, quoique étroit avec les grands mythes gréco-romains.
- En premier lieu, avec la question du chant. La problématique de l’œuvre s’exprimerait ainsi : Tous les matins du monde est-il un livre sur la musique ? L’œuvre poserait-elle la question : qu’est-ce que la musique ? Pascal Quignard se dit « écrivain du silence ». Pourtant, une bonne part de sa production littéraire est consacrée à la musique, au chant, à la voix : Tous les matins du monde, La haine de la musique, Le nom sur le bout de la langue, etc.
- Or, l’auteur, dans La Haine de la musique, explore le thème de la musique en partant tout d’abord du chant XII de l’Odyssée, et en en interrogeant le sens. Tous les matins du monde constituerait-il donc une autre façon d’explorer la musique, à partir d’un exemple du XVIIe siècle ?
I- Une œuvre sur la musique ?
Rappelons pour mémoire que la théorie la plus répandue sur la nature et l’origine de la musique lie cette dernière à la construction mathématique du monde. C’est l’interprétation que livre généralement l’antiquité gréco-latine, et on la retrouve jusque dans la pensée chinoise. L’école pythagoricienne en a donné l’interprétation la plus claire en faisant de la musique l’expression du rythme du monde, de la structure du cosmos[2]. C’est pourquoi elle est l’œuvre des dieux ; c’est pourquoi la lyre a été inventée par Hermès avant qu’Apollon ne s’en empare.
Même si on est très loin de l’interprétation que propose Pascal Quignard, il est à noter que cette conception renvoie aussi au pouvoir curateur de la musique, par laquelle l’âme pourrait réentendre un chant lointain, aux harmonies célestes, qui paraît gouverner le cosmos, c’est-à-dire remonter à son origine première. Il y a là un point de convergence avec la quête de l’originel, centrale dans Tous les matins du monde.
1.1 ) La musique : un acte civilisateur ?
Première hypothèse sur la problématique de l’œuvre, et nous allons suivre les pas de Pascal Quignard, et le parcours[3] qu’il nous propose dans le Cinquième traité de La haine de la musique, intitulé « Le chant des Sirènes[4] » : dans l’Odyssée, le chant paraît former pour une part la ronde humaine. Cela semble être l’idée de l’Odyssée. C’est le propre de la civilisation, et il n’y a que les hommes, au premier rang desquels les Phéaciens, pour écouter les chants psalmodiés de l’aède Démodocos. Les monstres du monde archaïque et merveilleux n’écoutent, eux, que leur ventre. L’aède, chez les Phéaciens, intervient lors de banquets, et ses chants font partie des réjouissances. Le propre de la civilisation est de pouvoir s’écarter un instant des besoins immédiats des animaux et des monstres[5], pour écouter les grands récits de la guerre de Troie, ou plus généralement de la mythologie. Or, on pourrait penser que le XVIIe siècle est particulièrement bien choisi pour illustrer l’idée d’une musique civilisatrice : c’est le moment où la musique devient une œuvre politique, à la gloire du monarque (cf. cours sur la musique au XVIIe siècle). Cependant, Pascal Quignard a choisi de traiter non cette musique officielle, celle du pouvoir et de la cour, mais une musique plus intimiste, en marge du pouvoir, la musique de chambre, et même dans la musique de chambre, l’exemple le plus privé, celui de Sainte-Colombe. De fait, pour Pascal Quignard, la musique dans son essence, n’a absolument pas le rôle civilisateur que l’Odyssée lui prête. Il y a là opposition entre les deux œuvres. Le choix de Sainte-Colombe, comme figure du refus (du pouvoir, du monde, du siècle) est révélateur de ce point de vue : « Vous avez découvert qu’elle n’est pas pour le roi » dit Sainte-Colombe à Marin Marais, au chap. XXVII.
1.2 ) Un chant qui attire hommes et dieux dans la fable
Le chant de l’aède possède un savoir supérieur, parce que rendu aveugle, il est désormais inspiré par la Muse, qui connaît tout. En ce sens, contrairement aux autres récits, les chants de l’aède sont des chants de vérité. Ainsi, Démodocos possède le savoir des dieux, des hommes et du monde : savoir de la guerre de Troie dont il raconte la ruse du cheval, et savoir mythologique avec les amours d’Arès et d’Aphrodite. Ce chant de vérité est propre à attirer les dieux, comme le souligne Alcinoos, s’interrogeant sur la venue de l’étranger : les dieux viennent partager la table des Phéaciens, sans aucun déguisement. Cette attirance des dieux pour le chant, Pascal Quignard la souligne dans La haine de la musique, p.169. Au chant de Démodocos fait écho le chant des sirènes, au chant XII, qui lui aussi promet un savoir universel. Cependant, Pascal Quignard montre que cette attirance des dieux de la fable pour la musique humaine n’est que seconde : elle correspond à une étape de mythification d’une réalité antérieure, sur la musique, qu’il faudrait donc redécouvrir.
1.3 ) La musique : une domestication ?
De fait, Pascal Quignard semble corroborer cette idée que la musique appartient essentiellement à l’humain, même s’il ne s’agit pas chez lui de ronde civilisatrice : la musique dompte les rythmes biologiques, jusqu’à la danse (p.180). Mais c’est en même temps un éléments de domestication : les hommes sont hommes lorsqu’ils échappent à leur rythme biologique, à leurs besoins pour suivre un autre rythme. Ils entrent de fait dans un même comportement social. C’est pourquoi la musique et le chant sont opposés dans l’Odyssée au domaine du sauvage, caractérisé en premier lieu par les cris, les aboiements ou la voix caverneuse et effrayante des monstres. A l’inverse, on peut avoir une image négative de cette domestication, au chant X : Circé, après avoir attiré les compagnons d’Ulysse par son chant, les transforment en porcs, animaux domestiqués. Il en est ainsi du chant des femmes (Calypso par exemple), qui peut représenter une séduction (le chant des sirènes est envoûtant) et un piège. P.171, Pascal Quignard insiste sur la domestication de la musique, par laquelle on s’approche de ce qu’est pour lui réellement la musique.
1.4 ) La musique comme prédation
Mais Pascal Quignard refuse l’aspect civilisateur de la musique. Pour lui, la musique est acte de prédation : c’est la chasse de l’autre, par l’imitation de ses propres cris : p.168. En ce sens, les Sirènes, au chant XII, constitueraient un conte inversé, une revanche des oiseaux sur les hommes : p.165-169, p.178. Les oiseaux, qui étaient chassés par les appeaux des hommes, produisent à leur tour un chant qui attirent les hommes et les font mourir. Cette interprétation du mythe permet d’expliquer la présence de la cire, véritable glue avec laquelle les hommes attrapait les proies, et les ossements : ossements des cavernes, ou des nids de ces oiseaux revanchards. La musique n’est donc pas une ronde civilisatrice, mais une ronde prédatrice. En ce sens, le chant est avant tout un leurre, un artifice, p.177. Le chant est un appât. Le chant des sirènes convoque les hommes fascinés et leurs âmes. De fait, n’est-ce pas ce qui se passe au sein du couple de Madeleine et Marin Marais ? Madeleine fascinée par la musique de Marin Marais, et en premier lieu par « La Rêveuse » se laisse dessécher et mourir dans un jeu dont elle s’est fait la proie et la victime. « La vie est belle à proportion qu’elle est féroce, comme nos proies » lui dit Marin au moment de la quitter (chap. XVIII)
1.5 ) La musique comme acte de Mort
Pascal Quignard donne cependant une autre signification au chant des sirènes. Les sirènes seraient la version grecque des « bâ » égyptiens, souffles de l’homme aux portes de l’enfer (p.174). Les « bâ » étaient ces souffles qui attiraient l’homme dans le monde des morts (p.172-173). Ainsi, l’épisode des sirènes du chant XII ne ferait que prolonger la descente d’Ulysse aux enfers au chant XI. On peut voir dans cette attirance de l’homme pour la musique soit une mort symbolique – l’attirance passe alors par le travestissement, et la ressemblance et la musique permet une union narcissique avec soi-même, une régression hors de la vie pour se contempler soi-même : les sirènes ne proposent-elles pas un simulacre qui raconterait sans fin à Ulysse ses propres exploits ? L’homme fasciné par cette ressemblance avec lui-même se perd alors dans cette contemplation narcissique de soi-même et en oublie de vivre, il se perd dans sa propre histoire. Ulysse ne peut en fait résister au chant des sirènes, symboliquement, que parce qu’il a renoncé, dans ce parcours initiatique à son identité ancienne de héros guerrier – (p.181) soit la mort réelle, comme le suggère l’épisode des sirènes (p.181). Ceci est beaucoup plus difficile à comprendre : Pascal Quignard place au cœur de la musique, l’union d’Eros (du désir : mais de qui ? ou de quoi ?) et de Thanatos (la mort, qu’on peut décliner comme la perte de soi, l’oubli de soi, l’attirance morbide, la mort réelle).
C’est cette jonction d’Eros et de Thanatos qu’il faut comprendre au sein de la musique, ce pouvoir à la fois de création et de perdition mortifère que l’œuvre pose. A la fin du chapitre sur le chant des sirènes, Pascal Quignard affirme vouloir remonter à la source de la musique, voir ce qui se joue dedans, ce qui s’y cache, ce qui nous y attire (p.182). Il semble qu’il faut retenir pour problématique de l’œuvre ce qui se joue dans la musique, et qui produit cette union d’Eros, du désir, et de Thanatos, de la mort. Le problème est posé d’emblée dans Tous les matins du monde : « Au printemps de 1650, Madame de Sainte-Colombe mourut. […] Monsieur de Sainte Colombe ne se consola pas de la mort de son épouse. Il l’aimait. C’est à cette occasion qu’il composa le Tombeau des Regrets. » (chapitre premier, lignes 1-5 !). Or, Sainte-Colombe, véritable figure orphique, appelle la morte par « Le Tombeau des regrets » et connaît la tentation de se précipiter à son tour au devant de la mort. « Je crois qu’il faut laisser un verre aux morts » dit Marin Marais dans le chapitre final.
Poser la problématique n’est pas y répondre. C’est comprendre le problème, la question que pose l’œuvre toute entière, et à laquelle elle répond partiellement. Mais cette réponse ne peut être donnée qu’au fur et à mesure de la lecture linéaire du texte, en comprenant ce qui se joue dans le récit et l’écriture même.
II – La problématique des origines
2.1 ) Le langage et la musique
Pascal Quignard ne confond pas ce qui se joue dans la musique et ce qui se joue dans le langage. Une réponse un peu trop facile serait en effet « le silence ». C’est l’hypothèse que fait Marin Marais et que Sainte-Colombe rejette aussitôt (p.78 de l’édition Folio Plus). Car Pascal Quignard montre aussi que la musique est ce qui retranche du langage, les éléments négatifs qui ajoutent à la phrase des éléments qui la nient. Ainsi, on peut commencer à comprendre ce qui se joue dans le choix de Sainte-Colombe de préférer la musique au langage. L’origine de la musique lui semble ainsi aller plus loin que l’origine du langage, parce qu’elle lui préexiste : on a chanté avant de parler ! Pascal Quignard note la souffrance qui se joue dans la musique : Ulysse en entendant l’aède se couvre la tête d’un voile et pleure, au chant VIII. Pascal Quignard note la souffrance de ce qui se joue dans le langage : le langage retranche l’être, sépare : Ulysse au chant 5 sur son promontoire (lingua en latin !) s’avançant vers la mer, culture s’avançant dans la nature et disant ce qui en retranche. Mais la musique retranche même du langage. Elle est le pouvoir de mort qui appelle les hommes et les détruit : l’arc d’Ulysse au moment où il se tend pour massacrer les prétendants (aux chants XXII et XXIII) produit un doux son qui fascine et met à mort[6](cf.p.36-37).
2.2 ) L’originel infantile
La recherche de Pascal Quignard dépasse cependant le cadre propre de la musique, tout en s’incarnant particulièrement en elle. Au début de La haine de la musique, l’auteur rapproche ainsi, mais sans les confondre, la musique, le bruit et le langage. Ainsi donc sa quête irait bien au-delà de ce qui se joue dans la musique. Elle est recherche de ce qui se joue aussi avant le langage, avant le chant, avant le bruit, de ce que Pascal Quignard nomme une « nudité sonore », de ce qui fut avant le langage, l’articulation, de ce qui reste caché au fond de nous sous le « linge » des bruits que nous faisons : « quelques sons et quelques gémissements plus anciens », ce que les linguistes, après Lacan, appellent du nom de « lalangue », cet état premier de l’être humain, avant l’acquisition du langage, où le « bébé » ne fait pas encore la différence entre lui-même et le monde. Le langage, en nommant les choses (la mère, le sein de la mère, puis le reste) est un acte de séparation d’avec le monde, la fin d’une fusion bienheureuse, une « chute » du paradis, pour reprendre une interprétation théologique (p.13). Mais il est à parier que la recherche de Pascal Quignard va bien au-delà de cette recherche de l’état premier de l’homme à sa naissance, recherche qui reste à la fois linguistique et psychanalytique. C’est aussi la recherche de l’originel[7] tout entier, de ce qui est au-delà du caractère fini, éphémère et daté de nos expressions, quel que soit leur mode. En ce sens, Pascal Quignard parle aussi de ce qui se joue sous le langage, avant lui, et le choix d’un personnage malhabile au langage, Monsieur de Sainte-Colombe, est significatif, de même que le choix d’une écriture essentiellement fragmentaire, trouée, elliptique et en litote. On peut rapprocher cette quête de l’objet du conte Le nom sur le bout de la langue, dont toute l’intrigue est constituée par la recherche infernale (au sens propre du terme) du nom perdu, le tailleur devant descendre plusieurs fois aux enfers pour retrouver le nom que ne retient pas celle qu’il aime (Eros et Thanatos, encore…). La quête de l’originel, de l’état premier, n’est-ce pas ce vers quoi tend Marin Marais à la fin de l’œuvre : « Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l’ombre des enfants. Pour les coups de marteaux des cordonniers. Pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière. »
Pascal cherche ce qui se joue dans le langage, la musique, et ce qui lie les deux, le chant. Il y a à chaque fois souffrance et dépossession. Mais ce qui se joue dans le musique semble prévaloir, être antérieur à tout le reste, Eros certes mais aussi Thanatos, attirance et pouvoir de mort. Le récit que propose ici Pascal Quignard pose d’emblée ce problème et y répond partiellement, peu à peu, à travers l’exemple réinventé de Sainte-Colombe et de ses élèves, et la quête de l’originel.
Quelques citations sur la musique
« De la musique avant toute chose. »
Verlaine, extrait de L'Art poétique
ñ « La musique est une mathématique sonore, la mathématique une musique silencieuse. »
Edouard Herriot
ñ « Il y a de la musique dans le soupir du roseau ; il y a de la musique dans le bouillonnement du ruisseau ; Il y a de la musique en toutes choses, si les hommes pouvaient l'entendre. » Lord Byron
ñ « La musique, c'est du bruit qui pense. »
Victor Hugo, extrait des Fragments
ñ « La musique est dans tout. Un hymne sort du monde. »
Victor Hugo, extrait des Contemplations
ñ « Le but de la musique devrait n'être que la gloire de Dieu et le délassement des âmes. Si l'on ne tient pas compte de cela, il ne s'agit plus de musique mais de nasillements et beuglements diaboliques. »
Bach
ñ « Toute musique qui ne peint rien n'est que du bruit. »
Jean le Rond d' Alembert
ñ « Quelques personnes, si l'on en croit Racine le fils, prétendent que Lulli, chargé de mettre en musique l'idylle du grand Racine sur la paix, trouva dans la force des vers une résistance que la poésie de Quinault ne lui avait pas fait éprouver. »
Jean le Rond d' Alembert, Eloges
ñ « La musique est peut-être l'exemple unique de ce qu'aurait pu être - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées - la communication des âmes. »
Marcel Proust, extrait de La Prisonnière
ñ « La musique c'est la négation des phrases, la musique c'est l'anti-mot ! »
Milan Kundera
ñ « Ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu'ils ont reçu un cerveau, une moelle épinière leur suffirait amplement. »
Albert Einstein, extrait de Comment je vois le monde
ñ « Notre époque ne fait plus de musique. Elle camoufle par du bruit la solitude des hommes en leur donnant à entendre ce qu'elle croit être de la musique. »
[1] Précisons qu’à ce stade, le terme de « récit » est employé à titre de commodité, mais il faudra interroger le genre de l’œuvre, son écriture, et pour une part en quoi elle est transgénérique.
[2] Cf. Image issue du traité de Robert Fludd, de 1617.
[3] Parcours régressif puisque Tous les matins du monde date de 1991 et La haine de la musique de 1996. Les références de pages correspondent à l’édition Folio, 2010.
[4] Cf. le découpage du texte fourni en cours.
[5] Cours final sur l’Odyssée comme grand modèle littéraire et culturel et sur l’interprétation d’Héraclite et de La Fontaine de l’épisode de Circé.
[6] Ulysse rejoint ainsi les figure d’aèdes, alors qu’il n’était que conteur ! A utiliser pour une question sur le chant, l’aède, ou les figures de conteurs.
[7] On rejoint là la définition pythagoricienne de la musique !