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1 mars 2023 3 01 /03 /mars /2023 12:41

Lecture linéaire n°3 L’évasion de Saint-Lazare

 

Ce texte est extrait de Manon Lescaut, un roman publié par l’abbé Prévost en 1731. Le roman raconte la passion dévorante de deux jeunes gens. Cet amour transgressif et très vite condamné par la société entraînera les amants dans de folles aventures. Punis pour leurs exactions, les amants ont été séparés et incarcérés dans les prisons de Saint-Lazare et de l’Hôpital. Des Grieux, qui ne songe qu’à libérer Manon, doit pour cela s’évader d’abord. Il y parvient grâce à l’arme que lui a prêtée Lescaut, le frère de Manon, mais au prix du meurtre d’un domestique. Le roman d’aventures pose des questions morales : la passion conduit Des Grieux à braver toute autre loi que celle du cœur. Nous nous demanderons donc comment ce récit de libération annonce une perpétuelle condamnation à la marginalité. Nous verrons que l’extrait raconte tout d’abord une libération de la ligne 1 à la ligne 7, puis que la mort du domestique conduit à la naissance de la marginalité de Des Grieux, de la ligne 7 à la ligne 21, et enfin que cette première évasion en appelle une autre (lignes 21 à 26).

Le premier temps est celui, romanesque, de la libération. Il comporte un certain nombre d’attendus de ce type de scènes. Les « clefs » sont tout d’abord le symbole de l’emprisonnement de Des Grieux. Il s’en empare symboliquement et c’est à partir de ce moment-là qu’il devient maître de l’action : « j’aperçus les clefs », « je les pris », « je le priai de me suivre ». A la fin de cette 1ère partie, la « chandelle dans une main » et « le pistolet dans l’autre » seront eux aussi des topoï de ce type de scène romanesque. Des Grieux dramatise son récit en le faisant progresser par étapes : on le voit aux connecteurs logiques et temporels : « à mesure que », « enfin », « déjà » mais aussi au franchissement symbolique des différents obstacles : « une porte », « une espèce de barrière », « la grande porte de la rue ». Des Grieux narrateur ménage le suspense en anticipant sur sa libération : « je me croyais déjà libre » tandis que les éléments de la chandelle et du pistolet annoncent le drame à venir. Les échanges brefs entre les deux personnages « Ah mon fils, ah ! qui l’aurait cru ? point de bruit, mon Père » traduisent la surprise et l’émotion mais aussi le rythme sapide de l’évasion et la hardiesse de Des Grieux. On notera les interjections (« Ah ! »), la question oratoire du Père : « qui l’aurait cru » traduisant l’incompréhension de celui-ci, et les phrases brèves, exclamatives et nominales. On comprend que le Père a une certaine affection pour Des Grieux qu’il qualifie de « mon fils ». De fait, l’évasion de Saint-Lazare se double symboliquement d’une libération de l’autorité paternelle : la figure du Père de Saint-Lazare venant redoubler symboliquement la figure réelle du père de Des Grieux qui avait été cause de son enlèvement auparavant dans l’œuvre.

Le 2e temps du texte est celui de la mort du domestique et de la condamnation de Des Grieux à la marginalité. On retrouve tout d’abord un topos de la scène d’évasion avec le bruit des « verrous ». Le récit est fortement dramatisé. On le voit au passage du temps de l’imparfait à celui du présent de narration : « un domestique, qui couchait dans une petite chambre voisine se lève et met la tête à sa porte ». La suite du récit est un enchaînement rapide d’actions limitées dans le temps et rapportées au passé simple : « il lui ordonna », « qui s’élança », « je lui lâchai ». De plus, la parataxe permet d’accélérer encore le rythme du récit. La scène est romanesque et pleine de rebondissements. L’apparition du domestique constitue une péripétie qui fait rebondir l’action alors que Des Grieux était sur le point de sortir. Cependant, on assiste aussi à la naissance d’un nouveau personnage, bien loin du jeune homme « excessivement timide et facile à déconcerter » du début de l’œuvre.  On note ainsi les nombreux modalisateurs du texte : « le bon Père », « un puissant coquin », « avec beaucoup d’imprudence », « voilà de quoi vous êtes cause », « c’est votre faute ». Des Grieux veut justifier le meurtre qu’il commet en tuant le domestique et plaide d’une certaine façon son innocence. Il fait ici le procès du Père rendu responsable de la mort du domestique. Plus tard, il fera la même chose avec Lescaut lui reprochant de lui avoir donné un pistolet chargé. On remarque aussi que le récit du meurtre est expédié en deux propositions indépendantes juxtaposées : « Je ne le marchandai point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine ». Aucun commentaire ni aucune émotion de la part de Des Grieux qui se dit même assez fier : « dis-je assez fièrement à mon guide ». Avec Lescaut il plaisantera sur le meurtre lui reprochant d’abord le pistolet chargé avant de la remercier : « C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? Cependant, je le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare pour longtemps ».  Enfin, on voit que Des Grieux n’est plus seul. Lescaut a tenu sa promesse et l’attend avec ses amis dehors. Des Grieux appartient désormais à la famille des Marginaux. Cette attitude revendicative est nouvelle chez le personnage, qui justifie ses exactions en montrant que la société et le destin l’obligent à agir ainsi. Certes, Des Grieux s’échappe de prison mais c’est pour commettre des exactions et tomber dans la marginalité. Des Grieux accepte ce nouveau statut et se prépare à une nouvelle action hors la loi.

Dans le 3e temps, Des Grieux envisage déjà la libération de Manon. On voit chez Des Grieux une idée fixe, celle de retrouver Manon. Le narrateur personnage insiste par la redondance sur sa souffrance. L’idée est répétée deux fois : « je ne pus néanmoins m’y livrer au plaisir. Je souffrais mortellement sans Manon ». On notera l’hyperbole de l’adverbe « mortellement » et le lexique des sentiments. De même, l’idée de libération de Manon est répétée deux fois : « il faut la délivrer, dis-je à mes amis. Je n’ai souhaité la liberté que dans cette vue ». Le constat est assez inquiétant car la libération de Des Grieux n’a été faite que pour commettre un nouveau délit. Les hyperboles : « je souffrais mortellement sans Manon » et « pour moi, j’y emploierai jusqu’à ma vie » montre que Des Grieux se présente comme un amant chevaleresque et galant sur le mode de l’amour courtois professé lors de la première rencontre avec Manon : « j’emploierai ma vie pour la libérer de la tyrannie de ses parents ». On voit ici s’exprimer le caractère ravageur et aliénant de la passion amoureuse. La passion condamne des Grieux à libérer celle qu’il aime.

 

Cette scène romanesque, placée sous le signe de l’aventure et du sentiment, s’inscrit dans une longue tradition littéraire, tout en conservant sa singularité. On retrouve les éléments clefs de ce type de scène et la forte dramatisation du récit. Si Des Grieux se libère de saint-Lazare, il semble toutefois prisonnier de sa passion pour Manon et condamné à jamais à la marginalité. On peut rapprocher cet extrait de celui de la mort de Manon où celle-ci est perçue comme un châtiment divin pour les deux amants.

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