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I – La mise en place de la situation initiale

Séance 3                                          L’ouverture du roman

Chapitre premier

 

Ce chapitre 1 constitue l’incipit du roman. A ce titre, il reste en soi assez traditionnel puisqu’il campe les personnages principaux, les lieux, le temps, le contexte. Les personnages principaux sont ici Monsieur de Sainte Colombe et ses deux filles, Madeleine et Toinette. De ce point de vue, le choix d’Alain Corneau sera radicalement différent. On voit immédiatement que Pascal Quignard a voulu insister sur le personnage de Sainte Colombe, sur sa vie et son art, Marin Marais n’apparaissant qu’au chapitre 8. Alain Corneau, au contraire, débute son film par Marin Marais et centre son propos non sur le personnage de Sainte Colombe en lui-même, mais sur le couple, la confrontation du maître et de son élève, et le personnage de Sainte Colombe est essentiellement vu à travers les yeux de Marin Marais qui raconte son histoire. Il y a donc ici un changement d’intérêt et de perspective qu’il faut retenir. (Q° sur les différences entre les deux œuvres, ou sur les personnages). Dans la mesure où Marin Marais n’apparaît qu’au chapitre 8, et que l’action ne commence véritablement qu’à ce moment-là, la mise en place, très longue, de la situation initiale, se poursuit donc du chapitre 1 au chapitre 7.  Il faudra aussi comprendre ce parti pris de lenteur, et de présentation. Les lieux sont la demeure de Sainte Colombe, près de la Bièvre, pas trop loin de Paris mais à la campagne. Les occupations sont la musique et une vie quotidienne simple. Le temps est plus duratif. Il faudra en analyser la composition et les effets de celle-ci. Toutefois, cet incipit pose le problème de la nature du texte, de son écriture et de sa finalité. Il met en effet en place à la fois une écriture originale, qui renouvelle les canons du genre romanesque, et nous parle de beaucoup plus que des personnages en eux-mêmes et de leur vie. (Q° sur l’originalité de l’écriture romanesque de Pascal Quignard) Nous verrons en quoi il s’agit tout d’abord paradoxalement d’une ouverture en forme de disparition, puis en quoi ce texte est une ouverture en forme de tableau, et enfin, en quoi l’auteur nous invite d’emblée à une quête des origines.

 

I – Une ouverture en forme de disparition

 

Même s’il s’agit ici d’un incipit qui nous renseigne sur l’essentiel pour comprendre l’action future, son écriture est cependant originale : elle ne correspond en effet pas à la volonté d’explication, et de liaison dans la narration qui sont les canons du genre romanesque tel qu’il a été mis en place par le XIXe siècle.

 

1.1 ) Une écriture de la litote

 

La litote consiste, comme figure de style, à dire peu pour suggérer beaucoup. On connaît l’exemple célèbre de Chimène dans Le Cid : « Va, je ne te hais point ». (à expliquer)

Phrases simples, affirmatives : refus de la caractérisation (peu ou pas d’adjectifs ni de compléments du nom, ni de relatives descriptives) : des phrases grammaticalement simples. Economie volontaire de moyens.

Refus des descriptions : on ne nous décrit ni la maison, ni les personnages. Quelques notations seulement, pour dire ce qui est présent. Refus de l’explication narrative.

  Style d’une « tendre majesté » : pas de termes valorisants ou dévalorisants, pas de recherche stylistique.

→ On est dans la concision, celle d’une notice biographique, qui note les principaux éléments pour camper les personnages et leur vie, sans plus de recherche. En réalité, ce chapitre n’a pas le style, volontiers subjectif, d’une biographie, mais suit plutôt la neutralité historique du récit de vie.

→ Pascal Quignard a choisi d’écrire selon le principe de la juxtaposition, de la parataxe : les phrases sont juxtaposées et aucune ne s’enchaîne par un lien logique. Il applique en ce sens le principe de la déliaison : le refus des chevilles syntaxiques, de l’écriture volontairement continue, qui est celle de la plupart des narrations, au prix d’une invraisemblance puisque la liaison créée par la narration est un pur artifice qui ne correspond à rien de réel. Cette écriture produit une impression de fragmentation du discours : même si nous sommes bien dans une narration, avec des paragraphes, la narration ne s’enchaîne pas logiquement, selon une logique continue. On a plutôt l’impression d’une narration qui progresse par association d’idées ou d’images : ainsi, par exemple, de la ligne 15 à la ligne 27, on passe de l’argent à l’enseignement ; le terme « engouement » mène à l’idée de réputation de Sainte Colombe. Mais ce glissement narratif par association d’images proches peut créer des effets de surprise, dans une esthétique qui est aussi celle de la littérature du XVIIe siècle ; (cf. l’esthétique de la surprise de La Fontaine, mise en évidence par P. Dandrey) : on se promène dans les canaux de cette narration en découvrant de brusques perspectives sur des aspects inattendus : à la ligne 18, on passe brusquement des leçons de musique à la composition du personnel de la maison. Puis, alors qu’on en attend plus sur ce personnel, on passe à Monsieur de Bures. La phrase, lignes 23-24, semble annoncer une description du personnage. Or, le lecteur a la surprise d’enchaîner avec les leçons de musique, données non par M. de Bures, mais par Sainte-Colombe lui-même. Un simple « Celui-ci » assure ce brusque virage de la narration, sans le recouvrir totalement. Le lecteur est ainsi trompé dans ses attentes, et surpris par cette esthétique de l’imprévu.

→ De fait, le principe de la déliaison accroît l’attente du lecteur, son désir de savoir et de comprendre, mais aussi son émotion. La narration de Pascal Quignard offre des trouées, des perspectives sur l’inconnu, le silence, et, en n’enfermant pas le lecteur dans une narration qui lui impose tout et le rang entièrement passif, lui suggère qu’il y a autre chose à entendre. La litote, ici, provoque un accroissement de l’émotion par le désir du tout qu’elle fait naître. Ainsi les statues mutilées de l’Antiquité nous paraissent toujours plus belles parce qu’elle ouvre notre perception sur un idéal, que la forme entière n’aurait fait qu’indiquer, voire que singer. Ainsi, la narration de Pascal Quignard ouvre sur l’idéal. De fait, le lecteur peut ainsi compléter le texte selon ses propres perceptions et intuitions. A la ligne 4, le lecteur est ainsi libre d’interpréter la juxtaposition des phrases et l’expression « C’est à cette occasion » : simple rapport de concomitance, ou rapport de cause à effet. M. de Sainte Colombe compose-t-il le Tombeau des regrets par amour de sa femme ? ou à cause du deuil ? La narration ne décide pas. De même, en refusant l’explication, Pascal Quignard laisse son lecteur libre de conjecturer sur les mobiles des actes de Sainte Colombe : à la ligne 39, pourquoi vend-il son cheval ? Par volonté de ne plus voir personne, de s’enfermer dans son deuil, comme le suggère les lignes 47-48 et 50, par remord de ne pas avoir été chez lui au moment de la mort de sa femme, comme le suggère la phrase suivante, ligne40-41, dans une tentative désespérée pour rattraper le passé ?

→ On peut noter enfin le choix d’un vocabulaire simple, voire minimaliste, mais toujours culturel, ie renvoyant à cet univers culturel du XVIIe siècle : « société qui fréquentait Port-Royal », « les lettres », « les chiffres », « l’histoire sainte »[1]

 

1.2 ) Une écriture de l’ellipse

 

Cette narration ne propose pas qu’une écriture fragmentaire. Elle est véritablement trouée par un événement originel, qui n’est pas raconté : la mort de Mme de Sainte Colombe. On ne la voit que déjà morte, après coup : ligne 2 et ligne 46. Le point de vue interne qu’adopte à la ligne 46 la narration, provoquant une restriction du champ de vision à celui de M. de Sainte Colombe suggère le trop tard par la vision de la femme déjà en habit mortuaire. Cette scène primordiale n’est donc pas racontée parce que M. de Sainte Colombe ne l’a pas vécue. Le point de vue interne dit le remord de Sainte Colombe (l.39-41) et suggère sans le dire son désir désespéré de revenir à cette scène initiale, véritable traumatisme originel et fondateur. Or, toute la narration se construit sur ce manque initial, ce non-dit, en y revenant à plusieurs reprises : la mort de Mme de Sainte Colombe est d’abord significativement en position initiale dans le texte (tout commence par là, et la narration aussi, ce qui en fait un événement fondateur), puis la narration y revient l.34-37, et encore l.40-47. Au lieu de chercher à creuser cette scène originelle, la narration la dit tout en l’installant dans le silence. Ce qui est dit concerne ce qui est autour de cette mort, l’extériorité banale des choses qui vient entourer ce manque, ce non-dit comme un « linge » qui n’arrive pas complètement à le masquer : ainsi, au lieu de la mort de Mme de Sainte Colombe, on a celle d’un ami de M. Vauquelin, dont tous les éléments disent l’effacement de la mort au profit de détails insignifiants : double médiation tout d’abord puisque le mourant n’est pas un proche, mais l’ami d’un ami mort, puis signes d’extériorisation de la mort et comme de négation de celle-ci : « un peu de vin de Puisey et de musique », et enfin choix de l’euphémisme « éteint ». Il y a donc doublement négation de la mort de Mme de Sainte Colombe, d’une part par la substitution d’une autre mort, et ensuite par l’effacement même de cette seconde mort au profit de tous les éléments qui disent au contraire la vie. Qu’on compare ainsi cette « scène écran » avec « Ma mort », dans La haine de la musique, où l’essentiel de ce qu’est la mort ne veut plus être masqué par tous les bruits de la vie. Ici, on est dans une extériorité absolue : le personnage n’a pu assister à la mort de sa femme, n’a pu la vivre, empêché qu’il était par une autre scène, dérisoire, et assiste à des signes extérieurs de deuil : « Sa femme était […] entourée de cierges et de larmes ». L’emprisonnement dans l’extériorité ouvre sur la quête de cet événement originel.

 

1.3 ) Un texte qui figure la disparition

 

Non seulement, le texte s’ouvre sur cet événement fondateur du récit et de la musique, la mort de Mme de Sainte Colombe et le désir de la femme morte, mais le texte approfondit la disparition. On a un personnage qui fait le vide autour de lui : l.15 : on parle des élèves de Sainte Colombe ; l.47-48 : Sainte Colombe ne voit plus personne. L. 39 : il vend son cheval ; l.50 : il ne va plus à Paris et s’enferme chez lui. Il se retranche même de la vie de ses filles, qui sont surtout élevée par Guignotte → Terme d’ « encombrement », l.59-60. Il se retranche de la maison et préfère sa cabane au fond du jardin : l.54 et suivantes.

Dans ce retranchement, ce qui se joue, c’est déjà l’obsession pour la morte : l.34-37. En fait, le texte, dans son caractère discontinu et fragmentaire mime ce ressassement, cette obsession, par l’ostinato introduit par l’écriture pour la morte : on y revient constamment.

 

On a donc une ouverture caractéristique de l’écriture de Quignard : écriture discontinue, fragmentaire, qui applique le principe de la déliaison et laisse percevoir plus qu’elle ne dit. En ce sens, on est à l’opposé de l’écriture continue et explicative du roman réaliste du XIXe siècle.

 

II – Une ouverture en forme de tableau[2]

 

2.1 ) Une exposition et non un récit

 

On est frappé par le fait qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un récit au sens où nous l’entendons comme suite d’actions prises en charge par un personnage. C’est plutôt une fresque sur la vie de Sainte Colombe et de sa famille. Quignard ne nous dit que le strict nécessaire pour nous faire comprendre la situation.

 

2.2 ) L’effet de tableau

 

Ce qui domine, c’est l’usage de l’imparfait, qui s’applique ici aussi bien aux descriptions qu’aux actions. Or, cet usage de l’imparfait met tous les éléments sur le même plan. Aucun n’est distingué comme un événement de premier plan, par le passé simple par exemple. Quand il y a un passé simple, l’action n’est pas pour autant mise en valeur, car soit le verbe est à la forme négative (l.47-48 : La phrase dit l’absence d’actions), soit il ne s’agit pas d’actions à proprement parler : « s’enferma », « se consacra ». L’effet de tableau est ainsi renforcé par le refus de l’enchaînement chronologique, qui distingue les actions : la première date est le printemps 1650, mais c’est déjà du passé pour les personnages. Il faudra comprendre pourquoi le récit ne commence pas à la date de la situation des personnages, mais dans une antériorité première. A partir de la ligne 29, la précision sur l’âge des fillettes indique qu’on est vraisemblablement en 1653. Mais aux lignes 38-39, on est en 1652, et à partir de la ligne 41 et jusqu’à la ligne 47, on est le jour de la mort de Mme de Sainte Colombe, en 1650. Si, à la ligne 51, on nous indique une période qui va sur « des années », à partir de la ligne 52 et vraisemblablement jusqu’à la fin du chapitre, on se situe durant l’année 1650, en été et à l’automne. Le temps est donc flou, duratif, portant sur au moins les trois années qui ont suivi la mort de Mme de Sainte-Colombe, et Pascal Quignard ne veut pas donner l’impression d’une chronologie d’événements, mais bien plutôt l’impression d’un tableau où tous les éléments sont présentés sur le même niveau.

On est ainsi frappé par l’impression d’immobilité : immobilité de la description d’un paysage immuable, immobilité donnée par la valeur durative et répétitive des actions. Le narrateur nous peint donc un tableau immobile et silencieux. → refus de l’action comme la chasse (l.14-15). → tableau d’une vie paisible et contemplative : chant, musique dans la cabane, contemplation du jardin, personnage taciturne et ne bougeant jamais. Les ellipses temporelles en disant le vide de l’existence renforcent cette impression d’immobilité.

 

1.3 ) Un tableau par touches

 

Cependant, là encore, il ne s’agit pas d’une longue description savamment composée comme celles de Balzac. La vision se fait elle aussi fragmentaire, par touches : quelques notations sur la vie campagnarde (le jardin, la Bièvre, la cabane), sur la domesticité Guignotte, M. de Bures. Quignard dessine en quelques touches un univers mignard et enfantin autour des deux fillettes par le choix d’un vocabulaire affectif et enfantin : « les petites », « les leçons », « jeux », « petites filles », « papotaient ». Quignard arrive à dessiner avec une très grande économie de moyens : esquisse portant cependant une large vision : ainsi, sans qu’on s’en rende compte, il y a une expansion de la vision dans le deuxième paragraphe : maison → jardin → la Bièvre → rive de la rivière → barque qui permet d’aller sur la rivière → terre du Berry → forêts qui surplombent la vallée.

 

L’écriture de Pascal Quignard rend ainsi paradoxalement une impression de silence et semble mimétique de l’immobilité des tableaux. (Q° sur la parole et le silence chez Pascal Quignard ; Q° sur l’importance de la peinture dans l’œuvre (tableau peint à la demande de SC, écriture comme tableau, influence de la peinture du XVIIe siècle, reprise d’un univers proche de la peinture du XVIIe siècle dans le film !).

 

III- Une ouverture qui ouvre la quête des origines

 

3.1 ) L’origine du récit

 

Ce texte pose à l’origine du récit la mort de Mme de SC, et le désir inassouvi de SC pour la morte. Evénement fondateur que la fusion d’Eros et de Thanatos, fondateur de la musique puisque c’est pour la mort de sa femme que SC compose un morceau « Le Tombeau des regrets ».

 

3.2 ) Une gageure : parler de la musique

 

En fait, écrire sur la musique est une gageure : c’est mettre des mots, ie du bruit et du silence, sur…du silence (on n’entend pas la musique dans un livre !). (Q° : comment PQ traite-t-il de la musique dans son œuvre ,) Le film fait entendre pour une part la musique de MM et celle de SC. Mais pas l’œuvre qui porte pourtant sur elle. Il faut donc trouver des moyens détournés, littéraires, pour faire entendre une musique qu’on ne peut faire écouter. → insiste sur le rapprochement de la musique et de la voix humaine (l.71-72) : annexion paradoxale de la musique aux mots (cf. citation de Milan Kundera).  → usage de saynètes : l’enfant qui dessine, l’homme qui prie. Mais Quignard dit aussi beaucoup plus à travers ces exemples : ce qui se joue dans la musique n’est pas seulement le bruit du monde. C’est aussi le souffle de l’homme (qui se fait entendre dans le plaisir, la concentration, la prière, les pleurs, le « bâ » de l’homme, la « psuchè » qu’il faut aller chercher au fond de l’homme, et que la musique fait entendre (cf. 5e traité de La haine de la musique). En ce sens, la musique exprime aussi les grandes émotions fondamentales de l’âme humaine.

 

 

Dans cette ouverture se joue donc tout d’abord l’écriture de Pascal Quignard, elliptique, discontinue, fragmentaire, ouvrant sur autre chose, le non-dit, le silence. Mais c’est aussi une ouverture tableau qui marque par son immobilité et sa qualité picturale quoique fragmentaire. Mais au-delà de l’exemple des personnages, Pascal Quignard part aussi à la découverte de ce qui se joue en profondeur dans la musique, l’union du désir et de la mort, l’expression du souffle de l’homme, de sa Psyché, qui se fait entendre à travers ses émotions fondamentales.

 



[1] Cf. l’importance de l’érudition et de la culture, en particulier du savoir livresque, jusque dans les récits de Pascal Quignard.

[2] Il faut y songer si il y a une question sur la peinture : l’écriture elle-même est peinture !

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